De Pierre Assouline
Sortie en France 20/01/2005

Genre:
Roman policier



 

Lutetia
 
Un livre à dévorer
 

13/11/2005
Ce bouquin de Pierre Assouline, que Diegito m’a offert, est un remarquable roman dont la base historique est extrêmement détaillée et documentée. Il s’agit d’une intrigue qui a lieu dans le seul palace parisien de la rive gauche : le Lutetia. Cet hôtel fut le lieu de bien des événements et des bouleversements entre 1938 et 1945, ils sont la toile de fond de ce roman captivant et saisissant. L’auteur indique qu’il a rassemblé des informations depuis 1971 dans cette optique.
Il s’agit néanmoins d’un vrai roman, ce qui a permis à Pierre Assouline d’avoir une plus grande liberté et facilité pour décrire non seulement des faits historiques avérés, mais aussi pour parler de l’atmosphère, des gens, du déferlement de passions ou de drames suite à des changements brutaux dans la nature même de l’établissement, et d’imaginer la vie dans ce grand hôtel de luxe.

Le roman s’inscrit incroyablement bien dans ce que je savais déjà sur le sujet, que ce soit lors de la visite de l’expo « les Juifs dans le Marais », ou bien le bouquin sur Stangl ou encore le documentaire sur Eichmann.

Les trois temps du lutetia

En gros, le roman décrit la vie au Lutetia en trois parties distinctes qui furent des ruptures dans l’histoire du palace par les yeux et le vécu de son détective privée (un alsacien germanophone du nom d’Edouard Kiefer) : avant la guerre où l’hôtel était un refuge et un point de ralliement pour les exilés et dissidents politiques, pendant la guerre où il fut réquisitionnés par les nazis pour y installer les services de renseignement et de contre-espionnage, et après la guerre où il fut utilisé pour accueillir les déportés qui rentraient des camps.

Connaître le lutetia

On apprend ainsi une kyrielle de détails sur le Lutetia qui non seulement est le seul palace de la rive gauche, une idée des Boucicaut pour qui ce bâtiment est leur « maison » juste en face du Bon Marché, mais aussi le seul hôtel du genre fréquenté pour moitié par des Français. D’ailleurs, on dit « aller à Lutetia » et non « au Lutetia » lorsqu’on y réside fréquemment pour indiquer à quel point c’est analogue à aller à Paris.
On suit dans la peau du narrateur, Edouard Kiefer, un ancien flic reconverti en détective, les petites anecdotes et grandes étapes qui marquent cette époque. Ce personnage principal est celui dont on apprend donc le plus. A commencer par cette ambivalente origine alsacienne qui lui donne l’opportunité de servir de traducteur pour les allemands et donc d’avoir un atout supplémentaire pour survivre pendant l’occupation.
On apprend aussi qu’il a fait 14-18 et en est ressorti évidemment traumatisé. Il est attaché professionnellement et affectivement à l’hôtel, où il retrouve régulièrement son amante N***, mais il en a aussi certains tourments.

Un proverbe me vient à l’esprit : « Qui a deux femmes perd son âme, mais qui a deux maisons perd la raison. » Moi, au fond, je n’avais jamais eu qu’une seule femme, mais ce n’était pas la mienne. Et je n’avais jamais eu qu’une seule maison, mais ce n’était pas non plus la mienne. On peut tenir toute sa vie avec ça ?

Un mythe

La première partie du bouquin évoque l’hôtel avant la guerre avec tous ces gens fortunés qui y habitent à l’année, les peintres, artistes, musiciens, écrivains, comédiens qui viennent conférer à l’endroit tout son mythe. On y découvre une cave et une cuisine exceptionnelles, des décors somptueux et une ambiance « posh » à souhait !
Et déjà, 1938 et son lot de complications politiques internationales viennent sonner le glas de cette période, qu’on appellera bientôt : « entre-deux-guerres ». Cette première ère installe Kiefer dans son rôle de détective qui fiche tous les gens, et qui, de par son poste, est celui qui est au courant de tout, voit tout, entend tout.

Et puis, l’Allemagne occupe la France, et les toits de Paris se couvrent de drapeaux nazis. Le Lutetia est réquisitionné par l’Abwehr (service des renseignements), et l’ambiance change. Et pourtant elle ne s’altère pas tant que ça, puisque les allemands recherchent comme les occupants d’avant le luxe du palace, et se délectent de ses richesses culinaires ou culturelles.

Est évoqué à travers lui un point essentiel de cette occupation de Paris : la collaboration et l’intégrité des personnes qui ont passivement attendu la libération. A ce propos, l’auteur ne prend pas vraiment parti mais tente d’expliquer la situation, les états d’esprit et la perception des parisiens.

Même sur mon territoire, le périmètre circonscrit de l’Hôtel, les ambiguïtés de la France occupée réussissaient à inscrire leur pâle reflet. Dehors, les Français attendaient et, en attendant, faisaient avec. Jusqu’où un homme peut-il aller sans perdre son intégrité ? Ce dilemme me poursuivrait plus que jamais. Le genre de petite phrase primaire qui contient toute la complexité du monde, et qui vous hante l’air de rien tant son énoncé est simple. Suffisamment en tout cas pour vous faire marcher ou mourir.

[…]

Les policiers étaient en majorité d’anciens soldats ou militaires. A leurs yeux, le sens de la discipline, le respect de l’ordre, l’application des consignes n’était pas des notions vaines. La consigne, surtout : ça n’a l’air de rien mais ça peut faire des ravages. A force de se fixer l’obéissance comme horizon moral, on en vient à abdiquer toute responsabilité. Reste à rencontrer la personne, à buter sur l’événement ou à glisser sur le grain de sable qui vous font envisager la désobéissance comme un devoir. Agir en conscience ? Soit, en admettant que le sens moral et une certaine notion du bien et du mal demeurent des points cardinaux. Encore fallait-il se dépêcher de réagir avant que la guerre ne soit finie.


Détective résistant

Kiefer reste neutre et sclérosé par son métier (et la peur), mais il est confronté à des humiliations qu’il exorcise en livrant des données à la Résistance. On sent bien qu’il était difficile de savoir comment agir, et on a des exemples de ceux qui ont résisté, collaboré ou fait du marché noir, ou simplement continué à vivre comme avant. Mais peu à peu, les rafles, les emprisonnements, les déportations, les exécutions sont autant de stigmates de la guerre qui finissent par pénétrer dans le palace.

En tant que germanophone, Kiefer ne renonce jamais à l’amour de cette langue et de son peuple, et j’ai été assez impressionné par ce passage.

Les nazis avaient contaminé l’allemand, mais ils n’avaient pas réussi à m’expulser de cette langue qui était aussi la mienne. Douze ans de leur censure et de leurs autodafés n’avaient pas permis aux juges et aux bourreaux d’imposer leurs mots aux poètes et aux penseurs. La part du rêve, nourrie de poèmes et de romans d’avant, avait certainement permis aux exilés de l’intérieur, aux émigrés de l’extérieur comme aux déportés de nulle part de résister, de tenir et de se tenir. Combien d’entre eux devaient leur vie à la langue ? Elle leur fut une aide et une compagne, des feux dans la nuit, une bouée à laquelle se raccrocher, de quoi ne pas désespérer de la part d’humain dans l’homme.

Le retour des déportés

L’ultime partie du bouquin raconte le retour des déportés qui étaient tous soignés, « désinfectés », logés et nourris au Lutetia jusqu’à ce qu’ils retrouvent leur famille ou un endroit où aller. Autre changement de ton, de récit et une émotion parfois difficile à contenir à la lecture de certaines « anecdotes » auxquelles le détective assiste (qui sont pour la plupart des histoires que Pierre Assouline a obtenu des déportés eux-mêmes).
On assiste au retour de ces gens qui se pensaient morts depuis longtemps, des nazis qui tentent de se faire passer pour des déportés afin de fuir, des familles qui retrouvent les leurs, des familles qui viennent pendant des mois puis abandonnent, des déportés qui arrivent pour découvrir que toute leur famille est morte, des enfants sans autres repères que celui des camps etc. Le Lutetia devient alors hospice et soutien psychologique de la première heure, et les employés, les mêmes, mettent le même entrain qu’avant la guerre pour servir leurs clients avec le même standing et la même « foi ».

Le mélange entre les histoires personnelles (vraies, inventées ou simplement brodées), les faits historiques, la vision et les péripéties de Kiefer, et ces trois phases donnent à ce bouquin une valeur incroyable et originale. Pierre Assouline a réalisé un travail documentaire de titan en plus d’avoir écrit un bon roman. Ca vaut donc la peine de dévorer ce livre !

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